Revoir Venise

24 mai 2009

Tout le monde connaît Venise, ses gondoles, sa lagune, ses pigeons ; tout le monde (ou presque) y a été ou rêve d’y aller, en touriste, en amoureux, en esthète, en connaisseur.

On y vient armé de guides spécialisés, de bottes de pécheurs pour “l’acqua alta” (cette marée qui transforme la ville en lac), d’un bon chapeau et ... d’un porte-monnaie assez bien garni.

Étonnement : même en hiver et hors saison la ville semble à première vue toujours envahie par les touristes. Des panneaux jaunes permettent de se retrouver à travers le labyrinthe des ruelles. Ils indiquent invariablement la direction de la Place Saint-Marc ou celle du Pont du Rialto, les deux curiosités incontournables de Venise, ce qui transforme le trajet entre ces deux lieux en un boyau encombré d’étrangers qui piétinent en jouant des coudes.

Pourtant, bien vite, on comprend qu’il faut s’en éloigner, emprunter les venelles adjacentes, enjamber les petits ponts, en un mot, prendre du plaisir à se perdre. Et l’on tombe forcément sous le charme de cette ville unique au décor d’opéra et de bal masqué, où chaque pierre raconte une histoire brillante et colorée malgré les façades décrépies et rongées par l’humidité. Car il y a toujours cette eau, cette eau partout présente qui clapote et s’infiltre insidieusement sous les pavés centenaires.

Voilà, vous avez découvert “votre” Venise et vous en êtes tombé amoureux, malgré ce brouillard pénétrant et le froid cru de cet hiver que vous avez choisi parce que cela vous semblait tellement plus romantique.

Impossible de tout voir. Partout des églises, des palais vous courtisent et vous appellent à les découvrir. Découragement ? Non, plaisir intense. On peut même décider de ranger les guides et de se laisser porter au hasard. On ne sera jamais déçu. En plus, la plupart des églises se visitent aujourd’hui facilement. L’entrée en est souvent payante, mais vous aurez au moins le luxe de les visiter dans les meilleures conditions possibles avec des tableaux parfaitement éclairés et signalés. Oubliée la frustration de ces monuments fermés ou de ces chefs-d’oeuvre de Bellini, Titien, Véronèse, Tintoret et tant d’autres, plongés dans l’obscurité ou à peine visibles à la lueur des cierges.
Un conseil : allez toujours voir les sacristies. Elles sont souvent admirables, ressemblant à des salons de bal recouverts de peintures. Mes coups de coeur : celle de San Zaccaria (véritable église-musée) d’où l’on accède à une crypte du Xe siècle avec ses colonnes baignant dans l’eau ; celle de Santo Stefano renfermant des merveilles du Tintoret (surtout une “Prière au jardin des oliviers”) ; celle encore de la grandiose Salute, au bout d’un long couloir circulaire, avec son plafond peint du Titien sur le thème du sacrifice ; et enfin celle, plus éloignée, sur l’île de Murano, de San Pietro Martire avec des stalles sculptées exceptionnelles du XVIIe siècle, seule oeuvre connue de Pietro Morando.

Parmi les trésors cachés, citons le Chemin de Croix dans l’oratoire du Crucifix de l’église San Polo, oeuvre de Giandomenico Tiepolo (1727-1804), fils du grand Gianbattista et longtemps méprisé par les critiques comme simple “imitateur” du génie paternel. Quelle erreur ! Dans ces 14 tableaux d’une grande originalité et d’un puissant réalisme se mêlent le sentiment religieux le plus prenant et le portrait de la Venise du XVIIIe siècle avec ses somptueux habits d’apparat (les détracteurs du peintre parlaient de “personnages étrangers habillés à l’espagnole”), sans oublier une vraie sensibilité pour la nature (des ciels superbes, d’étranges sapins qui s’accrochent aux rochers, et des montagnes enneigées).

On a “redécouvert” ce peintre et reconnu ses mérites il y a à peine ... 40 ans. Comme il est dur d’être “le fils de ...” !

Côté musées, un petit nouveau si l’on peut dire, le Palais Fortuny (installé dans le Palazzo Pesaro degli Orfei du XVe siècle et récemment réouvert au public), du nom de l’artiste espagnol Mariano Fortuny (1871-1949), qui fut à la fois peintre, photographe, décorateur, éclairagiste, costumier et couturier. Ses innovations dans le domaine de la fabrication des tissus et leur chromatisme lui valurent une réputation internationale. Marcel Proust a écrit dans sa " Recherche du Temps perdu” que ses robes, “fidèlement antiques mais puissamment originales, faisaient apparaître comme un décor [...] la Venise tout encombrée d’Orient où elles auraient été portées”. Des robes qui ont habillé des célébrités comme Sarah Bernhardt, Eleonora Duse ou Isadora Duncan.

C’est un lieu étrange, comme hors du temps, où se côtoient peintures d’inspiration wagnérienne ; autoportraits et portraits de famille ; vues du Maroc, d’Espagne et d’Italie ; nus ; copies de Goya, Tiepolo et Titien ; mannequins de bois ; photos d’époque ; maquettes et moulages ; tissus et étoffes rares - velours, brocarts, tentures - aux dessins sophistiqués inspirés par Byzance et l’Orient et semblant sortir d’un tableau de Carpaccio. C’est à la fois l’atelier d’un peintre, la librairie d’un esthète, le palais d’un amateur d’art curieux de tout, et le salon d’un grand mondain qui a fréquenté la meilleure société de son temps et les plus grands artistes (j’ai déjà parlé de Marcel Proust ; citons encore, parmi tant d’autres, l’écrivain Gabriele D’Annunzio, les peintres Gustav Klimt et Pierre Bonnard, le compositeur espagnol Isaac Albéniz et le grand metteur en scène genevois Adolphe Appia).

Andalou de naissance (il est né aux pieds de l’Alhambra), vivant à Venise mais élevé à Paris, collaborant avec les plus grands théâtres et opéras d’Europe, Mariano Fortuny est un homme inclassable qui mérite bien d’être connu. Visiter son palais en est certainement le meilleur moyen.

Vous cherchez un masque pour le carnaval ? Des spécimens souvent assez tape-à-l’oeil garnissent presque toutes les boutiques souvenirs de la ville à côté d’objets en verre de Murano, pour tous les goûts. Allez plutôt à “La Pietra Filosofale” (Frezzeria, 1735) où Carlo Setti en fabrique d’extraordinaires en cuir et en papier mâché. A deux pas de la Place Saint-Marc envahie de touristes, il est réconfortant de voir qu’un artisan crée encore de ses propres mains des objets qui perpétuent une si ancienne tradition.

Alors, chaussez vos bottes et vos lunettes, et repartez à la découverte de Venise qu’on croyait condamnée à s’enfoncer inexorablement mais que les digues de Moïse vont sans doute bientôt sauver des eaux.

Texte et photos : Jean-Michel Wissmer