ENTRETIEN, JEAN FABRE 18 mai 2020

24 May 2020

Ancien Directeur Adjoint du Bureau de Genève du PNUD où il a notamment fondé l’Alliance Mondiale des Villes Contre la Pauvreté, Jean Fabre est engagé dans la promotion de l’économie sociale et solidaire, l’éducation à la paix et à la citoyenneté, et la recherche associant physique et médecine. Comme Secrétaire Général de l’ONG Food and Disarmament International, il a conduit la campagne des lauréats du Prix Nobel contre la faim et pour le développement qui a accru l’aide de l’Italie et la Belgique. En tant que secrétaire du Mouvement International de la Réconciliation, il a soutenu les paysans sans terre en Amérique Latine. Elu Secrétaire général du Parti radical italien en 1978, il est aussi à l’origine de la campagne qui a débouché sur l’abolition des tribunaux militaires de temps de paix en France.

DI. Au cours de votre impressionnante carrière, vous vous êtes toujours engagé pour des causes nobles. D’où vient votre motivation ?

JF. Peut-être d’avoir perçu très tôt l’injustice des inégalités de situation et l’importance de la solidarité en naissant dans une famille modeste de parents sourds. Dès l’enfance j’ai vécu ce qu’est l’exclusion liée à la condition de naissance ou au statut social, la possibilité de surmonter ce qui nous handicape, et la nécessité d’être présents les uns aux autres. J’ai toujours vu mes parents aider d’autres plus en difficulté qu’eux. Par ailleurs, j’avais 20 ans quand le drame du Biafra a explosé. La famine a tué plus que la guerre. Impossible de rester inactif. Cet engagement ne m’a plus quitté. Il s’est renforcé depuis, car je fais partie de la première génération dans l’histoire qui, à côté de progrès extraordinaires, lègue à ses enfants une situation pire que celle héritée de ses parents avec le changement climatique et la perte de biodiversité. Il faut rectifier cela d’urgence. Par amour pour eux.

DI. Que faudrait-il faire pour que chaque humain mange à sa faim ?

JF. Ce qui manque n’est pas la nourriture, mais l’accès à la nourriture. Le problème, c’est la persistance de la pauvreté dans un monde d’abondance. La pauvreté n’est pas une fatalité liée au lieu de naissance, mais le résultat d’une conception cynique de l’économie mondialisée structurée pour faciliter la spéculation et l’accaparement des richesses et jouer sur les inégalités plutôt que pour prendre soin de chaque humain.

JF. Si l’on répartissait équitablement la production mondiale, chaque individu (bébés compris) disposerait d’un pouvoir d’achat mensuel de 1600 dollars. Avec l’ONU, ses agences spécialisées, ses fonds et programmes, la Banque Mondiale, le FMI et d’autres, nous sommes équipés pour mutualiser les ressources et compétences nécessaires afin de surmonter les manques locaux de toutes natures. Mais on ne récolte que ce que l’on sème : en 2020 l’aide publique moyenne des pays nantis pour le développement des pays moins prospères reste loin des 0,7% du PIB qui devaient être fournis dès 1975, comme demandé en 1970 par l’Assemblée Générale de l’ONU. Et il n’y a pas d’accord à l’OMC pour rendre équitable le commerce international. Il faut aussi mettre fin aux conflits armés qui annihilent en peu de temps des décennies d’efforts. Que les États, les entreprises et les individus se mobilisent pour mettre en œuvre l’Agenda 2030, comme nous en avons les capacités, au lieu de se perdre dans des compétitions délétères, et les résultats seront là. Il n’y a pas de déficit d’idées ou de moyens, mais de fraternité.

DI. La crise sanitaire mondiale que nous traversons va-t-elle changer les mentalités ?

JF. Cela dépend de ce que chacun fera et de ce que chacun laissera faire ; et des leçons que chacun tirera de ce qui a été vécu. L’histoire nous enseigne que les chocs traumatiques suscitent trois types de réflexes. Le désir de solidarité pour pallier nos vulnérabilités, rectifier collectivement nos erreurs et prolonger le bonheur de faire du bien. À l’opposé le repli sur soi dicté par la peur qui exacerbe les nationalismes et racismes, divise les humains et impose des mesures liberticides au nom de la sécurité. Le troisième est de retrouver au plus vite le statu quo ou de faire des profits sur la situation, ce qui rigidifie les logiques ayant conduit au désastre. Les trois sont déjà à l’œuvre à des degrés divers.

Les faits diront où a penché la balance. Prenons un exemple. Face à une urgence sanitaire qui menace sans distinctions la famille humaine, il est abject que des entreprises soient en compétition pour breveter un traitement ou un vaccin dans une logique de profit. Le changement de mentalité consisterait à tout partager au niveau mondial, que l’on soit dans le secteur privé ou la recherche universitaire sur fonds publics : connaissances, découvertes, laboratoires, expériences, exonération de redevances sur les techniques et produits utilisés pour cette recherche, etc. pour aboutir à un brevet public commun universel et gratuit, et à organiser la mise à disposition des remèdes à quiconque dans le monde. On peut raisonner de même sur les priorités budgétaires pour équiper les hôpitaux, les mesures concernant la qualité de l’air et le dérèglement climatique, les solidarités sociales, etc.

DI. Quel enseignement tirez-vous de cette crise?

JF. Comme tout le monde que partout les dirigeants peuvent prendre en un instant les mesures qu’ils pensaient impossibles. L’utopie n’est que la distance qui sépare ce que nous pouvons faire de ce que nous osons faire. Osons donc la fraternité. Osons mettre l’humain et la nature dont il fait partie au centre de toutes nos décisions.
Nous avons désormais un devoir de discernement. Notre génération vit les transformations les plus rapides, les plus intenses et les plus profondes qu’aucune autre génération. Non seulement les technologies et l’informatique ont tout bouleversé pour le meilleur et pour le pire, mais les économies se sont entremêlées, et la démographie nous a embarqués sur un même bateau. Je suis né dans un monde de 2,4 milliards d’habitants, et nous avons dépassé les 7,7 milliards ! Dans 15 ans seulement se sera ajouté un autre milliard d’humains. Nous dépendons des mêmes ressources naturelles en quantités limitées, et la température moyenne de la planète dépend de la somme de nos émissions individuelles. Sur le navire Terre, il y a qui voyage en première classe, qui en seconde, qui en troisième et qui à fond de cale, mais nous sommes tous membres de l’équipage : tout ce que nous faisons affecte peu ou prou la direction du bateau. Au 21e siècle, nous sommes entrés dans l’ère de la responsabilité individuelle et collective. Nous devons donc avoir un comportement citoyen - du local au global.

DI. Comment, au niveau individuel, pouvons-nous contribuer à la construction d’un monde meilleur ?

JF. Il n’y a rien d’autre dans la vie que la somme de décisions individuelles qui sont à un petit ou grand niveau selon l’heure de la journée, le lieu où nous nous trouvons, et ce que nous devons ou choisissons de faire. Gandhi disait "Quand tu t’apprêtes à faire quelque chose, pense à l’effet que cela aura sur le plus petit et le plus vulnérable d’entre nous. Si cet impact est négatif, cette action est illégitime". Appliquons cela dans toutes les circonstances, et nous verrons d’immenses changements. Il y a souvent un gouffre entre nos valeurs et nos actions, y compris parce que beaucoup de pratiques qui nous semblent normales constituent à bien y réfléchir des abus. Alors veillons aussi à nous relier avec ceux et celles qui s’interrogent de la même façon. L’histoire nous montre que de belles réalisations humanistes naissent de cette façon.

DI. Nos contemporains semblent plus égoïstes, moins engagés. Que faudrait-il faire pour qu’ils retrouvent le goût de la politique ?

JF. Donner l’exemple ! Savoir accueillir la parole d’où qu’elle vienne, pratiquer la bienveillance, entendre ce qu’il y a derrière chaque revendication qu’il s’agisse de jeunes faisant la grève du vendredi, de paysans sans terre, de mouvements d’occupation de rues, de femmes appelant au respect, ou d’internautes inquiets des pratiques liées au big data... Il ne manque pas de volonté de s’impliquer pour faire bouger les lignes. Mais presque partout la confiance dans la classe politique, les institutions et les médias s’érode. Les élus doivent cesser les spectacles pitoyables d’invectives et dénigrement du "camp d’en face". Ceux et celles qui prétendent à des fonctions publiques doivent comprendre qu’au 21e siècle la plupart des solutions ne peuvent pas venir d’en haut. Elles doivent être construites par les personnes concernées même si c’est plus compliqué et que cela prend plus de temps. Le responsable politique de notre époque doit davantage jouer le rôle d’une sage-femme qui aide à la conception et l’accouchement des projets de société qu’un Deus Ex-Machina qui prétend savoir pour les autres ce qui leur fait du bien et demande au mieux leur approbation.

DI. Que faut- faire pour que les gens deviennent plus solidaires ?

JF. Arrêter de sommer les individus, les entreprises et la nation d’être compétitifs ! Cesser de faire de la concurrence un dogme intouchable. Permettre à la politique de retrouver une place dans l’économie. Remettre à l’honneur la valeur civique de la solidarité et de l’union au service des individus et du bien commun, non pas comme une vertu de la vie personnelle en contradiction schizophrénique avec ce qui relève des rapports marchands, mais comme vertu cardinale de société donc aussi pour la sphère économique. Cesser de dresser les uns contre les autres, les individus, les entreprises, les sociétés et les nations. Si la compétition est stimulante dans le sport et peut avoir sa place dans une économie plurielle, elle est destructrice de valeurs quand elle devient le moteur de la société. Dans un monde qui approche les 10 milliards d’habitants, la solidarité individuelle et collective n’est pas une simple option, c’est un impératif de bonne gestion. Elle doit même s’étendre au niveau international où il convient de faire de la coopération autour des objectifs de développement durable une priorité mesurable via le niveau des moyens investis.

DI. Face à des mastodontes comme Monsanto ou la généralisation des OGM, quelles sont nos chances de gagner ?

JF. Rien n’est impossible, mais rien n’est gagné d’avance. La sécurité humaine exige une vigilance plus grande des élus pour sortir nos sociétés de la mainmise de la chimie sur l’agriculture, le jardinage et la santé. Il ne suffit pas de plaider auprès des pouvoirs publics la cause d’approches plus respectueuses des équilibres écologiques et de la santé. Les individus qu’ils soient consommateurs ou producteurs doivent s’informer sur les risques et les enjeux et prendre leurs responsabilités en appliquant à leur niveau le principe de précaution quand l’opacité des informations laisse un doute sur la nocivité de certains produits ou pratiques, voire multiplier les actions de groupe devant les tribunaux comme aux É.-U.. Ils doivent aussi notifier aux élus les lignes jaunes qu’ils tracent comme électeurs. Celles-ci doivent inclure toute protection de secrets industriels qui empêchent un contrôle citoyen, ainsi que les limites qu’imposent les accords commerciaux types CETA en matière de normes environnementales et sanitaires ou de règles relatives à la concurrence qui réduisent les marges de décision d’une communauté dans le champ économique, social ou sociétal.

DI. Quel serait selon vous un système économique plus adéquat ?

JF. Les théories du laisser-faire sont caduques sur une planète aux ressources limitées qui comptera bientôt dix milliards d’habitants. Le politique doit reprendre la main sur l’économie. Plusieurs approches peuvent cohabiter, mais à condition de faire une place suffisante aux initiatives orientées sur le bien-être social et la préservation de la nature. Les exemples abondent d’entreprises visant une performance économique durable tout en poursuivant des objectifs sociaux ou environnementaux et en favorisant la participation et la solidarité. Elles comprennent en particulier des coopératives, des mutuelles d’assurance et de santé, des associations, des fondations et diverses entreprises sociales. Les 300 plus grandes coopératives et mutuelles dans le monde représentent un chiffre d’affaires qui dépasse les 2000 milliards de dollars. Ce secteur dit de l’économie sociale et solidaire a fait preuve d’une grande résilience et même de croissance lors de la crise économique de 2008, et semble prometteur face aux défis de l’évolution du travail à l’ère des plateformes numériques et de l’intelligence artificielle. Le faire grandir aiderait à s’attaquer aux causes profondes de l’exclusion et à réaliser la vision transformatrice de l’Agenda 2030.

Text et photo : MS, Genève